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André Comte Sponville

Le capitalisme est-il moral ?

mercredi 26 juillet 2006, par Hubert

André Comte Sponville

Au cours de mes longues séances de plage cet
été, j’ai lu cet ouvrage qui est absolument génial
pour comprendre la logique du « marché » et du
capitalisme.

Un livre exemplaire par sa clarté sur des domaines
qui me sont chers : les idées politiques de gauche et de droite,
les principes du capitalisme, les erreurs dans ce domaine et plein d’autres
choses, ce livre est une mine pour comprendre nôtre temps. Le tout facile
à lire et très clair sur des notions pourtant pas
évidentes. En particulier la place des entreprises de l’état,
de la morale et de l’éthique.

 

J’ai trouvé sur Internet un
résumé très bien fait sur ce site  :
 
<a
href="http://www.forum-events.com/debats/synthese-andre-comte-sponville-29-18.html">http://www.forum-events.com/debats/synthese-andre-comte-sponville-29-18.html

 

L’éthique d’entreprise vue par André Comte Sponville, ça ce définit comment ?

<span
style='font-size:7.5pt'>André COMTE SPONVILLE
<span
style='font-size:8.5pt;font-family:Tahoma'>
I. L’éthique d’entreprise

L’idée d’éthique d’entreprise, venue des Etats-Unis, affirme que
l’éthique améliore le climat interne de l’entreprise, donc la
qualité du produit, et donc la productivité et les marges.
L’éthique est performante et fait vendre. Le mot “ <span
class=SpellE>markéthique ” a été
inventé pour désigner l’enfant issu de ces amours étranges
entre le marketing et l’éthique.
Cette notion d’éthique d’entreprise me laisse perplexe et
réticent pour trois raisons. Tout d’abord, parce ce que ce serait la
première fois que la vertu ferait gagner de l’argent. Ensuite, parce
qu’il est vrai que le devoir et l’intérêt peuvent aller dans la
même direction, mais que dans ce cas, aucun problème moral ne se
pose. Enfin parce que, si on accomplit une action morale par
intérêt, cette action n’a aucune valeur morale même si elle
est conforme à la morale, puisque le propre de la morale est le
désintéressement.
Je crois que l’éthique d’entreprise tient de ce type de comportement, et
qu’elle relève du management et du marketing, et non de <st1:PersonName
ProductID="la morale. Plutôt" w:st="on">la morale. Plutôt
que de parler d’éthique d’entreprise, je préfère
distinguer un certain nombre de domaines, d’ordre d’idées, et marquer
clairement les limites entre eux.

II. Les quatre ordres

Se poser le problème des limites revient à se demander ce qui
n’est pas permis.

1.L’ordre économique, technique et scientifique
Nous pouvons commencer par exemple par nous interroger sur les limites qu’il
faut fixer aux sciences du vivant. La biologie peut dire quelles sont les
manipulations génétiques techniquement possibles, mais il n’est
pas de son domaine de dire lesquelles sont permises. Il en va de même
pour l’économie de marché.
Nous avons là un premier domaine, le domaine économico-techno-scientifique,
structuré intérieurement par l’opposition entre le possible et
l’impossible.
Laissé à sa seule spontanéité, il
vérifierait ce que le biologiste Jacques Tesmare
appelle “ l’uniquematie de l’univers technique
”, dont le principe est que tout le possible sera fait, à la
condition que l’anarchie s’installe. Or le possible devient aujourd’hui
singulièrement effrayant. Il est donc nécessaire de limiter cet
ordre techno-scientifique, et de le limiter de
l’extérieur, puisqu’il est incapable de se limiter lui-même.

2. L’ordre politique et juridique

J’introduis donc un deuxième ordre, l’ordre de la loi et de la justice,
structuré intérieurement par l’opposition du légal et de
l’illégal.
Il est lui aussi incapable de se limiter ; et cela est nécessaire pour
deux raisons :

- une raison individuelle : un individu qui respecterait scrupuleusement la
légalité du pays dans lequel il se trouve, mais s’en
contenterait, pourrait parfaitement mentir, faire preuve d’égoïsme,
et de méchanceté. Nous n’avons rien dans cet ordre ni dans le
premier pour échapper à ce spectre du “ salaud ”
légaliste, et peut-être aussi scientifiquement compétent.

- une raison collective : il y a quelques années, en licence à la
Sorbonne, j’ai proposé comme sujet de dissertation de philosophie
politique “ le peuple a-t-il tous les droits ? ”. La
quasi-totalité des étudiants ont répondu qu’en
démocratie, le peuple est souverain, et qu’il a donc tous les droits, puisque
c’est lui qui fait le droit. La conclusion logique de cette position est que le
peuple a le droit de prendre des mesures antidémocratiques. On aboutit
ici au spectre du peuple qui aurait tous les droits.

3. L’ordre de la
morale

Le
domaine qui vient limiter celui de la politique et de la
justice est celui de la morale, structuré intérieurement par
l’opposition du bien et du mal, du devoir et de l’interdit.
Il semble que la morale n’a pas à être limitée : comment
pourrait-on être trop moral ? Mais elle doit être
complétée, car elle est insuffisante. Un individu qui ferait
toujours son devoir, et seulement son devoir, serait un pharisien, il lui
manque une dimension peut-être essentielle : l’amour.

4. L’ordre de l ’amour

D’où un quatrième ordre : l’ordre éthique, l’ordre de
l’amour, qui ne limite pas à l’ordre de la morale, mais le
complète, l’ouvre par en haut. J’appelle morale ce qu’on fait par
devoir, et éthique ce qu’on fait par amour.
Je ne vois pas bien ce qu’on pourrait mettre au-dessus de l’amour. Un croyant
pourrait envisager un cinquième ordre, l’ordre du divin, qui assurerait
la cohésion de l’ensemble. Mais la foi est une possibilité que je
ne peux pas faire mienne, et qui ne me manque pas vraiment, car l’amour infini n’est
pas à craindre, pour deux raisons : on ne pourrait rien nous souhaiter
de meilleur, et ce n’est pas notre principale menace.
Prétendre que le capitalisme est moral serait donc prétendre que
le premier ordre serait soumis au troisième, ce qui me paraît
exclu par la structuration interne de chacun de ces ordres : le possible et
l’impossible n’ont que faire du bien et du mal. Imaginez la réaction
d’un physicien qui vous expliquerait la grande équation d’Einstein,
E=mc2, et à qui l’un d’entre vous objecterait que cela n’est pas
très moral puisque cela fait exploser des bombes atomiques : il
répondrait que vous ne parlez pas de la même chose.
Dans l’ordre économico-techno-scientifique,
rien n’est jamais moral. Rien n’est non plus immoral, car pour être
moral, il faut pouvoir être immoral. Tout y est amoral, ce qui signifie
que la morale est privée de toute pertinence
pour expliquer un processus qui se déroule dans ce premier ordre.
A la question : le capitalisme est-il moral ? Je réponds donc
évidemment non : il est radicalement et définitivement amoral. Si
nous voulons qu’il y ait une morale dans une société capitaliste,
cette morale doit venir d’ailleurs que du marché.

III. Les dangers de la confusion des ordres

Pascal appelle ridicule ce qui manifeste une confusion des ordres, et tyrannie
le ridicule arrivé au pouvoir, le désordre érigé en
système de gouvernement.
Deux tyrannies nous menacent particulièrement aujourd’hui : la barbarie
et l’angélisme. J’appelle barbarie la tyrannie des ordres
inférieurs, qui prétend soumettre le plus haut au plus bas.

- La barbarie technocratique soumet l’ordre de la politique et du droit
à l’ordre des sciences et de l’économie ; elle existe sous deux
formes : la tyrannie libérale, la tyrannie des marchés.

- La barbarie politique soumet l’ordre de la morale à celui de la
politique. ; encore, deux écoles : la
barbarie totalitaire, la barbarie démocratique, qui consiste à
croire que tout ce qui est légal est nécessairement moral.
L’angélisme, lui, est le symétrique de la barbarie, puisque c’est
une tyrannie des ordres supérieurs, qui prétend annuler le plus
bas au nom du plus haut :

- L’angélisme politique et juridique prétend annuler les
contraintes de l’ordre économico-techno-scientifique
au nom de la politique et du droit. Il prend concrètement la forme du
volontarisme.

- L’angélisme moral prétend annuler les contraintes du politique
au nom de la morale.
C’est
ce que Laurent Joffin
appelait il y a quelques années dans Libération “ la
génération morale ” : contre la misère, les
restaurants du cœur ; contre la guerre, l’action humanitaire,
Médecins sans frontières. Pour l’intégration des
immigrés, SOS Racisme. Des problèmes politiques se trouvent
transformés en problèmes moraux, ce qui est la meilleure
façon de ne jamais les résoudre.

- L’angélisme éthique prétend annuler les contraintes de
la morale voire des trois premiers ordres au nom de l’ordre de l’amour. C’est
par exemple l’idéologie Peace <span
class=SpellE>and Love des années 70.
La difficulté est que nous nous situons tous dans ces quatre ordres en
même temps. Ils s’avèrent rapidement divergents, car ils sont
soumis à des principes de structuration interne différents.
Lequel de ces quatre ordres faut-il alors décider de privilégier
 ?
Apparaît à ce moment la notion de responsabilité. Faire
preuve de responsabilité, c’est assumer le pouvoir qui est le sien, dans
les quatre ordres, sans les confondre, sans les réduire tous à un
seul, et choisir au cas par cas celui auquel on décide de se soumettre
en dernier lieu, car on ne peut pas poser de règle
générale. Seuls les niais et les saints choisissent de se
soumettre toujours à l’ordre de l’amour, tandis que celui qui choisirait
définitivement le premier ordre serait un “ salaud ”
compétent et performant.
Cette responsabilité ne peut être qu’individuelle. Je ne vois pas
de sens à parler d’éthique de l’entreprise : une entreprise n’a
pas de morale, elle n’a que des intérêts et des contraintes. Mais
c’est précisément parce qu’il n’y a pas de morale de l’entreprise
qu’il doit y avoir une morale dans l’entreprise, par la médiation des
seuls qui puissent être moraux, les individus qui y travaillent, et
particulièrement ses dirigeants.

IV. La hiérarchie des quatre ordres

Je distingue la primauté, c’est-à-dire ce qui vaut le plus,
subjectivement, pour l’individu, et le primat, c’est-à-dire ce qui est
important, objectivement, pour le groupe. Ce qui vaut le plus pour les
individus n’est jamais ce qui est le plus important pour les groupes.
Nous avons ici affaire non à une hiérarchie, mais à deux
hiérarchies croisées : la hiérarchie ascendante des
primautés, et l’enchaînement descendant des primats.

- Primauté de l’amour, primat de l’argent : les individus affirment
généralement la primauté de l’amour ; mais une entreprise
serait affectée bien moins gravement par une disparition de l’amour que
par une disparition de l’argent.

- Primauté de la politique, mais primat de l’économie et des
sciences. Il ne resterait rien de notre démocratie si toutes les
infrastructures économiques et techniques disparaissaient.

- Primauté de la morale, primat de la politique : pour l’individu, mieux
vaut perdre les élections que perdre son âme ; mais pour le
groupe, à l’état de nature, en l’absence de construction
politique, il n’y aurait pas de morale.

- Primauté encore de l’amour, mais primat de la morale : Freud a
montré que sans morale, il n’y aurait pas d’amour, mais seulement la
pulsion et le désir
Dans La Pesanteur et la grâce, Simone Weil appelle pesanteur tout ce qui
descend et fait descendre, et grâce tout ce qui monte et fait monter. On
pourrait dire que les groupes sont toujours soumis à la pesanteur ; ils
tendent à privilégier légitimement ce qui pour eux est
objectivement le plus important. Dans un groupe, la morale tend à se
dégrader en morale, la morale en politique, et la politique en
technique, en économie, en gestion. Et seuls les individus
possèdent la capacité à remonter des contraintes
économiques, techniques et scientifiques à la politique.
Le terme de grâce est un peu trop religieux pour que je puisse le faire
absolument mien, mais je dirai que pour remonter cette pente sur laquelle les
groupes autrement ne cessent de nous entraîner, je ne vois que trois
choses : l’amour, la lucidité, et le courage.

Questions du public. Même si le capitalisme est complètement amoral, il est fait par des hommes qui ont la possibilité d’être moraux ; n’est-il donc pas envisageable que le capitalisme soit tiré vers le haut par les hommes ?

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style='font-size:7.5pt'>André COMTE SPONVILLE
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style='font-size:8.5pt;font-family:Tahoma'>
Chacun est soumis à deux logiques différentes, selon qu’il se
considère comme individu ou comme membre d’un groupe. On ne pas
espérer, à partir de la moralisation des individus, obtenir que
les entreprises renoncent à faire du profit par amour de
l’humanité. Car il serait très grave que les entreprises
renoncent à faire du profit.

Ne pensez-vous pas qu’une entreprise peut faire du profit tout en restant honnête à l’égard de ses employés ?

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style='font-size:7.5pt'>André COMTE SPONVILLE
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style='font-size:8.5pt;font-family:Tahoma'>
Il n’y a pas toujours contradiction entre la recherche du profit et la morale,
mais ne nous masquons pas la différence fondamentale entre ces deux
logiques.
Lors d’un exposé, j’ai expliqué à un club de chefs
d’entreprises que ce que le corps social attendait d’eux, ce n’était pas
d’être vertueux, mais de créer des emplois. L’un d’eux a
répliqué qu’une entreprise n’a pas pour but de créer des
emplois, mais de créer du profit. De fait, il arrive qu’une entreprise
soit amenée à embaucher pour créer du profit, mais son but
reste le profit ; cela ne la condamne pas, puisque nous avons tous besoin de ce
profit et que nous vivons tous de la richesse créée par les
entreprises.
Mais à l’inverse, nous avons aussi besoin de justice et de
liberté, et il serait absurde de demander aux entreprises de produire
cela, comme il est absurde de demander à l’Etat de produire du profit.
Les quatre ordres sont nécessaires pour construire une
société qui soit à la fois techniquement performante et
humainement acceptable.

Vous présentez le capitalisme comme affranchi de toute moralité ; ne faites-vous pas par là l’apologie de l’ultralibéralisme ?

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style='font-size:7.5pt'>André COMTE SPONVILLE
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Le capitalisme me paraît foncièrement amoral. C’est à nous,
individus, d’être moraux. Je crois qu’incriminer le capitalisme revient
à se donner bonne conscience.
L’ultralibéralisme est une autre question, qui me paraît moins
morale que politique. La droite comme la gauche ont appris, depuis vingt ans,
qu’il n’y a plus à choisir entre l’Etat et le marché, mais que
nous avons besoin des deux. Etre ultralibéral est une erreur : c’est
penser que le marché suffit à tout.

Claude BONIN, ingénieur conseil : Il me semble que le projet de toutes les sociétés est d’assurer leur pérennité. Puisqu’une entreprise est une société, ne pourrait-on pas appeler morale son projet de pérennité ?

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style='font-size:7.5pt'>André COMTE SPONVILLE
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style='font-size:8.5pt;font-family:Tahoma'>
La finalité de l’entreprise est celle de l’actionnaire, qui peut varier
 : dans le capitalisme familial, c’est effectivement la pérennité
de l’entreprise ; mais le plus souvent, c’est le profit.
On peut donner deux définitions du capitalisme : dans l’approche
structurelle de Marx, c’est un système fondé sur la
propriété privée des moyens de production et
d’échange, et sur la liberté des marchés. Il est donc
mensonger de dire qu’une entreprise a pour but de satisfaire ses clients ou ses
salariés ; ou plutôt c’est vrai, mais seulement dans la mesure
où cela lui permet de satisfaire ceux qui la possèdent,
c’est-à-dire les actionnaires.
Plus simplement, on pourrait dire que le capitalisme est un système qui
sert, avec de l’argent, à faire plus d’argent, ce qui est
foncièrement amoral. Si nous voulons aussi de la justice et de la
liberté, il ne faut pas le demander au capitalisme, mais à la
politique.

Vous avez dit que le but de l’entreprise est le profit ; mais je me demande si ce profit n’est pas mis au service de l’individu, et donc si l’entreprise n’est pas au service de l’individu.

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style='font-size:7.5pt'>André COMTE SPONVILLE
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style='font-size:8.5pt;font-family:Tahoma'>
Il est fort rare que les dividendes et les plus-values des actionnaires soient
redistribués massivement aux salariés. Et si les entreprises
faisaient passer les intérêts de leurs salariés avant ceux
des actionnaires, le cours de leurs actions chuterait.
L’erreur du communisme a été, à mon sens, de vouloir
moraliser l’économie, de la mettre au service du grand nombre. Il aurait
réussi si les hommes avaient cessé d’être
égoïstes, et avaient placé l’intérêt
général au-dessus de l’intérêt particulier, ce
qu’ils n’ont pas fait. Il était donc inévitable qu’il
échoue. A l’inverse, le succès du capitalisme vient de ce qu’il
ne demande rien d’autres aux individus que d’être exactement ce qu’ils
sont. Mais il faut se garder de commettre l’erreur inverse de celle de Marx, et
d’ériger le capitalisme en morale. La société deviendrait
atrocement injuste et inégalitaire.
La vraie question est l’utilisation de la richesse produite. Il ne faut pas
reprocher aux entreprises de réinvestir leurs bénéfices,
mais plutôt se demander ce que nous voulons que l’Etat fasse de la partie
de la richesse nationale qu’il prélève, et ce qu’en tant
qu’individus, nous faisons de notre argent.
J’ai retenu du débat autour de la conférence de Seattle une
formule qui me paraît parfaitement juste : “ le monde n’est pas une
marchandise ”. Une marchandise est une chose qui se produit et qui
s’échange ; la justice et la liberté ne sont pas des
marchandises. En revanche, il me semble que la régulation du
marché passe par une organisation politique, et par des institutions
comme l’OMC.
L’urgence, aujourd’hui, est de réhabiliter <st1:PersonName
ProductID="la politique. La" w:st="on">la politique. La
politique est tellement dévalorisée en France, que nous nous
retrouvons pris entre la barbarie technocratique libérale des uns et
l’angélisme moralisateur des autres, représenté par la
caricature de la
World Company. Il
faut sortir de
cette opposition, car nous avons besoin et de l’économie et de <st1:PersonName
ProductID="la morale. Or" w:st="on">la morale. Or,
l’économie n’a pas de morale, et la morale n’est pas rentable ; la
politique est donc le médiateur indispensable entre les deux. Pour avoir
prise sur le réel, il faut agir ensemble, et recourir à la
politique.

On m’a conseillé récemment d’acheter des actions Unilever, affirmant que leur cours allait remonter. Or, Unilever est le plus gros client de l’usine que je dirige, et il nous a demandé de baisser nos prix de vente de 10 %, pour pouvoir réduire ses coûts et faire remonter son action. J’y vois la preuve d’une forte opposition entre l’intérêt de l’individu et celui de son entreprise.

André
COMTE SPONVILLE

Je crois que deux phénomènes économiques majeurs se sont
produits ces dernières années : la mondialisation et la
financiarisation, c’est-à-dire la suprématie croissance du
capital financier par rapport au capital industriel. Raymond Aron affirmait que
le débat entre capitalisme et communisme était
dépassé, et que le capital des entreprises allait de plus en plus
se socialiser, ce qui s’est effectivement produit, puisque les grandes
entreprises comptent aujourd’hui des millions d’actionnaires. Mais ce capital
de plus en plus social s’est avéré de moins en moins socialiste
et de plus en capitaliste, car les exigences de rentabilité des fonds de
pensions américains sont bien plus pressantes que celles des actionnaires
familiaux traditionnels.
La tendance de fond va donc vers un capitalisme de plus en plus dur et exigeant
en termes de rentabilité, non à cause de la
méchanceté des dirigeants d’entreprise, mais à cause de
l’efficacité des dirigeants de fonds de pension et de SICAV qui
investissent seulement dans les entreprises les plus rentables. Cette
amoralité foncière n’est pas un accident de l’histoire, elle
tient à la nature même du capitalisme, rendu de plus en plus dur
par la
mondialisation. Il
est donc urgent de trouver autre chose
pour compléter le marché, et ce ne peut être que l’Etat, la
morale et l’éthique.
Si nous ne le faisons pas, la société va en effet à sa
perte, et ce ne sera pas la faute du capitalisme, mais notre faute à
nous.